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Les séries que nous aimons exercent sur nos vies un charme discret. Elles influencent notre façon de voir le monde, nos représentations politiques, sociétales, économiques, écologiques. Elles s’invitent désormais dans les débats sur le pouvoir, l’avenir de la planète, les minorités, les sexualités. Leur force, adossée à des plates-formes telles que Netflix, Amazon Prime Video, MyCanal ou Disney+, est considérable. Les séries participent d’un soft power mondial à l’ampleur inédite. Dans « Le charme discret des séries », Virginie Martin révèle les coulisses de cet univers : scénaristes, financements, messages. Elle montre comment ces séries, hypnotiques, peuvent aussi nous éveiller et nous stimule.
Ci-dessous, un extrait qui s’attarde sur les séries « queer friendly », qui évoquent les mondes LGBTQIA+.
Août 2019, un internaute tweete : « Les gays ne sont pas nécessaires dans vos séries. » La réponse du community management de Netflix ne s’est pas fait attendre : « T’es pas nécessaire dans nos abonnés. »
Voilà, la chose est claire. Netflix, peut-être plus encore que les autres plates-formes, se veut très « queer friendly ». Dans les catégories de son catalogue, on trouve même une explicite « série LGBTQ » que la firme a fini par créer pour répondre à la demande.
De très nombreuses entrées concernent en effet les questions LGBTQIA+. Des séries mais aussi des films, voire des télé-crochets. La panoplie est aussi large que diverse de Pose à Glee en passant par le fameux concours de drag-queens orchestré par le célèbre RuPaul, cette drag-queen américaine devenue animateur vedette. Sans compter que, dans la quasi-totalité des séries, sont désormais mis en scène des personnages issus de la communauté LGBT+.
C’est le cas dans Dynastie, le fils de la famille Carrington se mariera avec un latino, c’est le cas du couple formé par Connor et Oliver dans Murder, c’est Bryan dans Les 100, Felix dans Orphan Black, Piscatella ou Piper, Nicky, Alex… dans Orange is the New Black. On peut aussi penser à Astrid ou Charles dans Vikings, Rachel dans House of Cards, Mr Kaplan dans Blacklist, Alice dans Under the Dome. Ce sont des personnages dotés de rôles pivot telle Kat, une des trois héroïnes de la série The Bold Type en couple pour la première fois de sa vie avec une jeune femme musulmane portant le voile. Il y a aussi Cyrus Beene dans Scandal. Il est l’éminent chef de cabinet du président des États-Unis. Dans un contexte républicain, connu pour ses valeurs plutôt conservatrices en la matière, Cyrus se mariera avec un journaliste et le couple adoptera une petite fille.
La série American Horror Story, dans la saison 7, met en scène un couple de lesbiennes ayant un petit garçon dont nous suivons le quotidien sur fond d’anti-trumpisme. Le créateur de la série Ryan Murphy, très présent chez Netflix, insère régulièrement des personnages homosexuels, lesbiens mais aussi transgenres, avec des rôles majeurs. Dans la série Grace et Frankie, Sol et Robert savourent une retraite paisible après avoir quitté leur femme respective et assument pleinement leur amour à plus de 70 ans. Ici, l’homosexualité n’est plus fantasmée ou hypersexualisée, elle est banalisée, volontairement normalisée comme une relation amoureuse et sexuelle parmi d’autres entre deux hommes.
Façonner les représentations, désigner les choses
Ces séries jouent un rôle primordial, car comme le rappelle le consultant et spécialiste des représentations LGBTQIA+ dans les médias Gabriel Harivelle(ntf-45) : « Si les choses ne sont pas représentées dans les médias, alors elles n’existent pas et sont marginalisées ; il est nécessaire que les choses soient montrées pour qu’elles deviennent réelles. »
Tous ces opus permettent en effet d’introduire des enjeux forts animant la communauté lesbienne et gay dans son ensemble.
C’est notamment le cas de la dure mais fabuleuse série It’s a Sin évoquée plus haut. Une série sur les premières années du sida à Londres. Quelques amis vivant en colocation, des rapports sexuels, des fêtes, des premières embauches, des nuits blanches, des promotions professionnelles, des amours, de l’amitié… et subitement les taches sur la peau du sarcome de Kaposi, la fatigue, le système immunitaire défaillant. Le VIH qui débarque dans ces vies insouciantes et légères. Ces vies de gens qui ont 20 ans en 1981 en Angleterre.
Cette série est un coup de poing sociologique qui met brillamment en perspective ces années sida : l’homophobie, la déroute médicale, les tentatives pour alerter les pouvoirs publics, les familles, la détresse. La bande-son choisie par Russell T Davies est une bombe émotionnelle : Pet Shop Boys, Queen, Blondie, Soft Cell, REM. Impossible de ne pas comprendre ce phénomène et la manière dont il a été pris en charge à ses débuts après avoir visionné cette minisérie en six épisodes. Un phénomène qui est aujourd’hui très banalisé – malgré un bilan de 30 millions de morts dans le monde à ce jour –, mais qui a été à l’époque une tempête médicale, politique et humaine largement comparable au coronavirus. Le monde des séries est aussi capable de ce genre de prouesse et d’éclairages historico-sociologiques.
D’autres enjeux moins tragiques traversent aussi ce monde sériel ; il s’agit notamment du mariage entre des personnes du même sexe, ou des questions liées aux enfants.
Parfois, un seul épisode d’une série peut avoir un impact considérable. Ce fut notamment le cas pour la série Modern Family avec la célébration d’un mariage homosexuel. Après sa diffusion aux États-Unis, les sondages ont remarqué une évolution en faveur du mariage homosexuel(ntf-46).
De GLOW à Sense8 en passant par The Good Wife dont l’héroïne est considérée comme « une icône gay » par la Gay and Lesbian Alliance de Chicago, la plate-forme Netflix ne cesse de rendre classiques, presque banals, les enjeux sociétaux liés à la communauté LGBTQIA+.
Cette imagerie permet de façonner d’autres représentations sociales, de raconter d’autres histoires, de proposer des regards différents, de faire bouger la norme bien sûr. La plate-forme a joué avec détermination cette carte dans l’Amérique de Trump, un président considéré comme raciste, sexiste et homophobe. Sur le même continent, du côté du Brésil de Bolsonaro, Netflix joue gros en valorisant clairement ce genre de propositions alternatives. Des séries brésiliennes qui sonnent souvent très juste, comme le souligne Gabriel Harivelle, avec, par exemple, la télénovela La Force de la volonté qui met en scène avec beaucoup de finesse le personnage trans d’Ivan. Ces choix font certainement avancer les mentalités et donc bouger les lignes, même dans une société brésilienne encore très homophobe et transphobe, indique ce spécialiste de la représentation médiatique des questions LGBTQIA+.
Les lesbiennes et les gays font partie du paysage des fictions et, dans cet univers, les mots ont leur importance. Dans de nombreuses séries, le terme « lesbienne » est enfin prononcé, les femmes ne sont pas « gays » ; elles sont clairement lesbiennes. Dans Le Génie lesbien, Alice Coffin dit d’ailleurs combien c’est son expérience américaine qui lui a permis de s’approprier sereinement ce mot.
De façon plus générale, le vocabulaire pour parler de l’orientation sexuelle et de la sexualité est foisonnant. Avec Netflix, les spectateurs, qui pour la plupart ne sont familiers que des seuls termes « hétérosexuels » et « homosexuels », découvrent – et du même coup se familiarisent avec – la bisexualité, la pansexualité, l’asexualité et aussi toutes les formes de transidentités en passant par la non-binarité ; tout un langage qui est d’ailleurs aujourd’hui largement utilisé dans Ici tout commence de TF1.
Des termes souvent très présents dans les séries qui traitent de l’adolescence avec des personnages qui ne cessent de s’interroger sur leur identité de genre et finissent par trouver les bons mots, ceux qui feront sens pour eux et pour elles.
Au-delà de ces présences et de ces dénominations, la volonté des séries connotées LGBTQIA+ est d’abord de raconter une histoire qui permettra de promouvoir une Amérique qui n’est pas celle du trumpisme. Une Amérique qui est du côté de New York ou de Los Angeles, mais loin du Kansas ou de l’Idaho… C’est le message de The Prom, le film porté par Meryl Streep consacré à une lycéenne de l’Indiana harcelée et rejetée pour cause d’homosexualité. Une troupe d’artistes sur le retour débarque de New York et la sauve de cette Amérique profonde qui semble se braquer devant la moindre différence.
C’est l’Amérique des séries qui aura fini par remporter les dernières élections présidentielles, celle des femmes, des noirs, des gays, des lesbiennes, des Asiatiques, des Hispaniques… de ce que l’on nomme la « woke culture » ; une Amérique qui soutient plutôt Biden-Harris, mais aussi, encore plus à gauche, des personnalités comme Bernie Sanders ou la démocrate progressiste Alexandria Ocasio-Cortez.
Trouble dans le genre
À la pointe des débats de société, ces créations font donc entrer dans les foyers la question des multiples identités de genre.
Pose plante le décor de l’homosexualité masculine, puis très rapidement explore le genre sous toutes ces facettes. La question est lancée dès le début de la série, dans toute sa complexité : « Finalement est-ce être gay si on aime les hommes mais que l’on se sent femme ? »
S’ensuit une plongée dans le monde à la fois sombre – à cause des problèmes d’argent, de rejet familial, du VIH – et haut en couleur – par les travestissements, les robes étincelantes, les bodies à paillettes et les rires – de ces quelques héros que nous suivons.
La série est précise, elle décortique et dit le malaise lié au trouble d’un corps biologique qui ne correspond pas au corps psychique. Les personnages ne sont pas « cis », c’est-à-dire que leur assignation sexuelle de naissance n’est pas en adéquation avec leur genre. C’est Bianca, en train de se déshabiller dans une chambre d’hôtel qui, arborant son sexe encore masculin, demande à son client : « Y a bien des trucs que tu n’aimes pas toi non plus dans ton corps non ? Des parties que tu aimerais voir disparaître ? »
Subtilement, la série renvoie dos à dos les malaises visibles et invisibles quand le client répond : « Oui, mais les miennes sont toutes à l’intérieur. »
Il n’empêche, à l’image, il y a le pénis de Bianca, qui se veut femme, se sent femme, se vit femme, et que ce sexe masculin gêne, handicape même. Ce genre double, flou, rend difficile et fragilise la vie de l’héroïne.
Le message s’adresse autant au spectateur en phase avec Bianca qu’aux autres, à la société entière. Ce trouble dans le genre, comme le dirait la philosophe Judith Butler, est encore plus difficile à vivre dans une société qui ne veut pas en entendre parler, qui ne veut rien avoir à faire avec ça, une société qui hiérarchise les niveaux de discrimination et met les trans tout en bas d’une échelle sociale, ce que la série fait parfaitement ressortir. Alors que Bianca se fait jeter d’un bar réservé aux gays blancs de moins de 35 ans, son amie – latina et trans – lui explique : « C’était couru d’avance, tout le monde a besoin de se sentir supérieur à quelqu’un. Nous, on ferme la marche. La merde se déverse par paliers. D’abord sur les femmes puis sur les noirs, les latinos, les gays avant d’arriver en bas, sur nous. »
Les trans, ces derniers de cordée dans l’échelle des discriminations, le message est passé.
Pourtant, « ces femmes transgenres racisées et parfois travailleuses du sexe sont à l’origine de nombreuses révolutions dans les communautés queers », comme me le rappelle Gabriel Harivelle lors d’un entretien. Marsha P. Johnson, Stormé DeLarverie et Sylvia Rivera sont les initiatrices des émeutes de Stonewall que la Gay Pride commémore chaque année à travers le monde. Tout comme l’icône transgenre Cristina Ortiz disparue en 2016.
« Les Javis » – Javier Calvo et Javier Ambrossi – consacrent la série Veneno à ce personnage fort en gueule, dont l’influence politique a été réelle dans l’Espagne des années 1990. Cristina Ortiz, « La Veneno », a poussé les murs, a révélé sa transidentité, la violence de sa famille à son égard, sa prostitution, son illettrisme, ses galères.
Les séries tentent donc de rendre hommage, ou « femmage » devrais-je même dire, à toutes ces femmes en marge de la société, qui n’avaient ni famille, ni profession traditionnelle, ni image à protéger et qui ont permis à toute une génération de s’exprimer, de s’« outer », de faire sa transition.
Mais si Pose permet d’entrevoir le quotidien des trans, leurs histoires restent souvent mises en scène par des hommes cisgenres, non trans, avec leur regard qui fait écho au regard masculin – homosexuel ou pas – de nombreux réalisateurs, prévient Gabriel Harivelle.
Une complexité de regards et de représentations que l’on retrouve dans le télé-crochet de RuPaul. Dans ce concours de drag-queens, RuPaul, jusqu’à une date récente, a refusé les trans dans son show et les femmes cis jusqu’à nouvel ordre au grand regret de Michelle Visage, une des co-animatrices de l’émission.
Ces questions complexes ont été très vite dépassées pour Veneno ; en effet, l’auteure du livre biographique consacrée à Cristina Ortiz a exigé que tous les personnages trans de l’adaptation en série soient joués par des trans.
Au-delà de ces questions de genre et de leurs troubles, peuvent aussi se poser les questions autour de l’hypersexualisation des femmes dans les mondes drag mais aussi trans ; le personnage trans de Veneno en est un cas typique. De nombreuses féministes peuvent être très critiques au regard du fait que les femmes sont sursexualisées, voire caricaturées dans ces univers : faux seins souvent énormes, tenue minimaliste, talons aiguilles vertigineux.
Ce débat est au cœur de vifs désaccords entre les féministes dites libérales et les féministes radicales. Les premières voient là une liberté, une sorte d’empowerment ; les féministes radicales voient au contraire dans le phénomène drag-queen « une pratique similaire au black face », à l’instar de Marguerite Stern. « Des hommes qui s’amusent à se déguiser en femmes en caricaturant les “attributs” des femmes ; la drag-queen est une pratique profondément sexiste. Être femme n’est pas un déguisement », insiste cette ancienne Femen. « Concernant les trans, dit-elle, si la transidentité est quelque chose d’intime et de compliqué, le transactivisme est plus gênant, en tant que proposition politique qui tend à prôner les stéréotypes de genre ; je pense au fond que, quand on est un homme, même qui a fait sa transition, on n’a toujours pas un vécu de femme. »
Ces enjeux posés par le monde des créations sont extrêmement subtils et ils sont souvent discutés avec finesse et précision dans bon nombre d’opus dont nous venons de parler : l’univers sériel sait bouger les lignes et met au centre des questions trop souvent marginalisées.
L’Hexagone
En France, les personnages trans des séries semblent encore relégués aux rôles de victimes de meurtres violents, de prostituées caricaturales ou, pire, d’assassins et de monstres, comme le précise Gabriel Harivelle.
Ces représentations ont été abandonnées depuis longtemps chez Netflix et dans la plupart des séries américaines, comme évoqué plus haut, mais l’Hexagone s’obstine et persiste. De ce point de vue, la série La Mante semble caricaturale. Cet opus met en scène une tueuse en série transgenre. Sa folie et sa dangerosité sont présentées comme étant intimement liées à sa particularité transgenre et à l’échec de sa chirurgie pratiquée en Thaïlande. Ce rapport de cause à effet induit une représentation délétère de la transsexualité, comme si cette dernière avait emmené le personnage à sa folie meurtrière et au passage à l’acte. C’est comme si nous étions revenus à l’époque où Alfred Hitchcock mettait en scène Norman Bates déguisé en femme pour commettre ses crimes dans le fameux Psychose.
Les pays ne sont visiblement pas tous au même niveau de maturité concernant ces sujets. Mais c’est vrai qu’il y a du queer côté Netflix ! Un goût pour les identités hybrides et différentes. Loin des normes, des mises en catégorie, des cadres se voulant purs, le monde des séries nous plonge dans un « devenir hybride ». Il est métissage, créolisation, emprunt, transition, métamorphose, c’est un monde non fixe, toujours en mouvement. Ce n’est pas seulement une hybridation technologique, mais aussi culturelle, historique, sexuelle et genrée. Le cyborg théorisé par la féministe Donna Haraway ne doit pas être considéré comme un post-humain, il est aussi un concept, une hybridation, une subjectivité « bâtarde » résultant d’une fusion, non stabilisée, entre plusieurs niveaux d’identités.
« Le charme discret des séries », éditions Humensciences, parution le 24/08/2021.
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.