Sommaire
[ad_1]
Le meurtre de Vanesa Campos, une travailleuse du sexe trans’ péruvienne, survenu il y a un mois, dans la nuit du 16 au 17 août au bois de Boulogne, a relancé le débat sur les conditions des personnes prostituées en France.
Mais, au-delà de ce débat, on oublie peut-être parfois les désirs, les envies, les trajectoires de vies des personnes se prostituant, impliquant de comprendre leur propre rapport au corps, à la beauté et à la sexualité. Comme le soulève une femme trans’ amérindienne de 35 ans :
« Voilà ce qui me plait dans les pays civilisés comme la France, on peut se prostituer dans la rue, comme des gens civilisés, et pas comme nous qui devons le faire toujours dans l’obscurité. »
Ce témoignage m’a été confié lors de mes recherches de terrain en Amazonie péruvienne. Cette femme vit aujourd’hui entre sa communauté indigène et la ville d’Aguaytía (environ neuf mille habitants).
Pour elle la prostitution fait partie de la vie des personnes transgenres en Amazonie, et désigne un mode d’interagir avec les autres qui ne peut pas pour autant être réduit à une simple marchandisation du rapport sexuel.
Mes recherches sur les expériences transgenres parmi les populations amérindiennes d’Amazonie centrale m’ont conduit à m’interroger sur ces perceptions du beau, du corps. Que signifie être transgenre parmi les populations amérindiennes ? Y a-t-il des termes vernaculaires pour désigner ces manières d’être alternatives ? Quelle place réserve-t-on aux personnes dont le mode de vie échappe à la bi-catégorisation ? Comment les expériences transgenres s’articulent avec l’homosexualité et l’identité sexuelle ?
Pour être gay, il vaut mieux paraître femme
En Amazonie péruvienne, les expériences transgenres sont essentiellement conçues comme relevant de l’homosexualité, mais ne renvoient pourtant pas uniquement aux pratiques homoérotiques. L’homosexualité est en effet systématiquement liée aux différentes formes d’efféminisation et du travestissement, catégoriquement désapprouvées dans les villages indigènes.
Les Kakataibo, un groupe amérindien qui compte environ 3 500 individus, emploient différents termes pour désigner les personnes gender-fluid : « tsipë uni » (l’homme pénétré), « marica » (terme espagnol équivalent à « pédé ») ou enfin « kuman ». Kuman est le nom d’un arbre dont le tronc est vide à l’intérieur. « Les homosexuels sont comme le “kuman”, ils ont l’air d’un tronc mais ils ont un trou » – explique en riant un jeune homme kakataibo. Allusion à l’homo-érotisme et au travestissement, cette désignation fait transparaître une autre qualité attribuée aux hommes kuman, à savoir celle du trickster, faiseur de tours et fauteur de troubles.
Si la sexualité ne peut à elle-même définir les expériences transgenres des adolescents kakataibo, le motif de la sexualité incontrôlée est récurrent dans les discours que les Kakataibo tiennent sur le travestissement des jeunes hommes. Il est ainsi bien souvent considéré comme le résultat de la conduite transgressive des mères, que ce soit via des rapports sexuels avec d’autres femmes (extrêmement rares), l’adultère, ou encore la tolérance de la présence des fils lors de la préparation de la bière du manioc, tâche par excellence féminine en Amazonie indigène.
Une certaine volatilité caractérise donc ces modes d’être assez récents qui ne peuvent être perçue uniquement dans une perspective identitaire. Les expériences transgenres telles que vécues par les jeunes kakataibo ne doivent en effet pas être appréhendées comme une simple inversion entre le sexe auquel une personne est assignée à sa naissance et son identité de genre.
La versatilité du travestissement pratiqué par les jeunes hommes kakataibo, l’irrégularité avec laquelle ils utilisent le genre grammatical dans leurs discours et leur participation indifférenciée aux tâches des hommes et des femmes laissent entrevoir une conception du genre fluide et fort éloignée de celle reposant sur un binarisme rigide. Plus qu’une inversion, il s’agit d’une mise en question de la dichotomie du genre, d’une version amérindienne de l’expérience queer et d’une tentative d’inventer un nouveau mode d’être au monde.
L’homosexualité, un marqueur de modernité
Le travestissement commence généralement à l’âge de 13-14 ans par l’adoption des techniques du corps « hyperféminines » : la gestuelle, le maquillage, des vêtements particulièrement moulants. Dès le départ, ces expressions corporelles sont désapprouvées par la famille dont la pression incite souvent les adolescents à quitter la communauté pour s’installer en ville.
Ils travaillent alors dans des restaurants ou des bars – ce qui dans cette région est de fait synonyme de prostitution – et rejoignent des groupes d’amis trans’. Les rapports sexuels ne sont pas rémunérés en argent, mais prennent plutôt la forme de cadeaux, et la relation amoureuse constitue un horizon possible et attendu de ces rapports. Cet aspect relationnel est peut-être le plus saillant du mode d’être transgenre qui se caractérise d’un côté par un relâchement (voire une rupture) des rapports fondés sur la parenté et de l’autre, par une sociabilité intense avec les autres fondée sur l’amitié.
La valorisation des liens amicaux qui représentent un mode relationnel relativement récent pour les Kakataibo, le détachement de la communauté et l’efféminisation des hommes qui suivent les canons de beauté (promus lors des concours de Miss) sont autant des raisons pour lesquelles les Kakataibo considèrent aujourd’hui l’homosexualité comme un mode de vie nouveau, ignoré des ancêtres et que les jeunes Kakataibo ont appris au cours de la dernière décennie en allant progressivement à la ville. Comme le décrit un interlocuteur : « Un jour mon neveu est retourné à la communauté transformé, puis petit à petit d’autres ont suivi ses pas ».
L’homosexualité des hommes fait ainsi office de marqueur de la contemporanéité associé aux sociabilités alternatives, c’est-à-dire des relations d’amitiés avec des étrangers, en dehors du réseau de la parenté et dans une ville où, comme à Aguaytia, les Kakataibo ne représentent qu’une infime minorité dans la population.
Les reines de beauté
L’artifice, les paillettes, les talons et le glamour sont inhérents aux expériences transgenres parmi les Kakataibo et les Métis d’Aguaytía. Ce n’est donc pas un hasard que les formes balbutiantes de ce qui pourrait devenir un jour le collectif LGBT local se constituent autour des concours de beauté. L’impératif de théâtralisation de ces expériences laisse entrevoir l’importance de leur dimension esthétique permettant d’envisager le genre principalement en termes de la performance et du style.
Les concours de beauté, devenus en Amérique latine l’élément central des festivités autant métisses qu’indigènes, constituent l’espace dans lequel le mode kakataibo d’être transgenre est à la fois exprimé et inventé.
Doria, une femme trans’ de 34 ans, responsable depuis quelques années de l’organisation du concours de beauté pour les jeunes filles dans une communauté indigène, insiste sur l’importance de cette compétition dans sa vie à la fois personnelle et professionnelle :
« Ce sont mes amies gays {terme très utilisé, ndla} qui m’ont enseigné toutes ces choses de femme, comment marcher, danser, comment se comporter sur la scène, avoir le corps plus souple. C’est très difficile au départ, il faut beaucoup travailler pour savoir la beauté. »
Si les termes « travail » et « savoir » reviennent régulièrement dans nos conversations sur les concours, c’est parce que la beauté est devenue dans cette partie du monde une compétence recherchée qui s’apprend et se transmet aux autres comme toute autre technique. C’est ainsi par le biais des concours de beauté que les jeunes gays en sont venus à occuper une place importante et reconnue dans la vie cérémonielle et festive de la région.
Une exploration corporelle du beau
Cependant, bien que le concours de Miss accroisse la visibilité de la communauté gay dans l’espace public tout en permettant de mettre en scène un mode d’être alternatif et potentiellement subversif à l’égard de la binarité du genre, il s’agit avant tout d’une expérience subjective profondément esthétique et d’une exploration corporelle du beau.
Ce sont les personnes trans’ qui enseignent aux filles candidates au titre de Miss comment se présenter sur la scène et bouger le corps pour paraître attirantes et sensuelles aux yeux des hommes. La féminité qui les fascine autant n’est pas toutefois celle incarnée par les femmes. Il s’agit plutôt d’une féminité chimérique, exubérante, accessible à tous et merveilleuse.
Les revendications identitaires et plus généralement les discours militants, qui occupent une place centrale dans les concours de beauté trans’ organisés dans de nombreuses villes d’Amérique latine, accompagnent rarement ces événements dans la région d’Aguaytía.
S’il y a une identité qui se construit à travers ces performances, le sens de la beauté en est la composante fondamentale. S’il y a de l’activisme, c’est un activisme incorporé et non verbalisé qui se fait dans le mouvement du corps, dans et par la danse.
[ad_2]
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.